Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.
Sa-tu-ré. L’hôpital est saturé. La réanimation, les urgences, les lits disponibles. On annonçait «en pic» un besoin maximum de 2 000 lits de réa en Ile-de-France. Seuil déjà dépassé. Il en faudra 2 800. Dans la cour du Samu, le carrousel des «camions» numérotés, les véhicules d’urgence médicalisés, devient infernal. Un, deux, trois… neuf camions au total tournent par tranches de vingt-quatre heures. Douze heures d’affilée pour le personnel, jour et nuit, jusqu’à la relève.
Tout craque. D’abord, le matériel. Pousse-seringue, combinaisons, respirateurs, tout manque. «On déshabille Jacques pour habiller Paul», dit Antoine (1), le logisticien, qui joue les acrobates. Pénurie de kits de protection en plein week-end. Le magasin de l’hôpital est fermé à double tour : «J’ai appelé le serrurier. On a forcé la porte du magasin. Mon chef m’a dit : "S’il le faut, défonce-la !"» Les armes fatiguent, on manque de munitions, l’ennemi est en surnombre, mais… les hommes en blanc tiennent. Et c’est stupéfiant. Ils ont les yeux cernés, le teint blême, grognent, aboient, s’engueulent, pleurent parfois, mais ils font face. Et grâce à eux, le système encaisse tout.
En première ligne, Sarah, 28 ans, jolie blonde, infirmière-anesthésiste. C’est elle qui, dans le «camion», intube le malade, art brutal et délicat. Là, tout est inhabituel. Trop d’urgences vitales. Des «jeunes» de moins de 50 ans, et parfois des très jeunes d’à peine 20 ans. Ils allaient bien, et puis à J + 7, en deux, trois heures, les voilà en détresse respiratoire aiguë. Elle se penche sur son patient, l’endort : «Ça me fait de la peine. Peut-être que le dernier visage qu’il verra sera le mien avant de l’intuber. Et qu’il ne se réveillera plus.»
Dans les Ehpad, les plus anciens n’iront pas en réa et vont mourir dans leur chambre, seuls, sans famille. Sarah a craqué devant «ce petit vieux, 86 ans, ses yeux bleus, sa voix de père Noël». Ses joues trop roses disaient qu’il avait profité de la vie. L’intuber à son âge ? Pas raisonnable. D’ailleurs, il refuse l’hospitalisation. «Je veux fumer.» «Quoi ! Avec votre bouteille d’oxygène, vous allez faire sauter la chambre !» Il rigole : «Allez ! Une dernière cigarette.» Sarah coupe l’oxygène. Il fume : «Elle est bonne !» Elle lui tient la main : «Là, j’avais l’impression d’être utile, de faire mon travail.» Elle le quitte les larmes aux yeux. Le matin, pas le temps de réfléchir. C’est le soir qui est dur : «Au retour, je roule, absente, en apesanteur.» Tout revient. Ces quatre heures perdues à remplacer un respirateur en panne, les deux infirmiers-anesthésistes contaminés à force de se faire cracher au visage lors de l’intubation. Et son vieux fumeur de l’Ehpad, son rire et ses yeux bleus. Célibataire, Sarah n’a pas à s’isoler en rentrant chez elle, comme ses collègues qui ont une famille à protéger. Et elle a confiné ses parents bien avant la date officielle. «La nuit, tard, je m’endors d’un bloc. Ou je psychote…» Dans ses cauchemars, elle est attaquée par un gros tigre noir, raconte-t-elle. Soudain, la sirène. Appel au haut-parleur. «J’y vais.» Elle s’échappe.
Jour 9. Donner de la chloroquine : «Je le ferais pour ma mère»
En donner ou pas ? Le docteur Hassan (1) l’a décidé il y a dix jours. Il a 37 ans, la rigueur du spécialiste et la foi du réanimateur. Et voit dans la polémique plus un problème relevant du corps médical que du corps humain. D’abord, un constat : «La dernière étude chinoise dit que ce n’est pas un médicament miracle.» Seule la grande enquête Discovery pourra trancher… dans plusieurs semaines. Aujourd’hui, on ne sait pas si le médicament est indispensable ou inutile. Une chose est sûre : l’hydroxychloroquine est toxique pour le cœur. Alors, pourquoi le réanimateur en donne-t-il ? «C’est un pari raisonnable.» Mais pas sur la foi du rapport sommaire écrit par le professeur Raoult : «Présenté par un étudiant pour sa thèse, il se ferait massacrer par le jury !»
Reste que Raoult est un homme brillant, bien que trop pressé, et que son rapport, consternant, ne signifie pas que le médicament ne marche pas. Il est efficace sur le Sras et, in vitro, sur le Sars-Cov-2 (notre Covid)… «mais notre estomac n’est pas une éprouvette». D’ailleurs, le professeur marseillais n’a pas découvert la molécule. «On sait les effets secondaires, les dépister, les anticiper… donc arrêter les frais quand il faut.» En réanimation, l’équipe vit l’œil vissé sur le moniteur qui dessine en permanence l’élégante arabesque du mouvement cardiaque du malade intubé. Il y a une onde Q et une onde T, séparées par un espace précis. S’il augmente, alerte ! Le cœur est en souffrance. Et on arrête aussitôt.
La période la plus dangereuse se situe entre J + 7 et J + 10. En quelques heures, le patient qui semblait stabilisé est emporté par une détresse respiratoire aiguë. Ce n’est pas le virus qui le tue mais l’inflammation pulmonaire qu’il a causée : «On peut être devenu Covid négatif alors que l’inflammation se met à flamber», note le Dr Hassan. Alors, quand donner l’hydroxychloroquine qui n’agit que sur le virus, au risque d’aggraver l’état du patient ? En donner, c’est son choix. «J’ai une mère. Et je ferais la même chose pour elle.» Elle a 76 ans, grand-mère tonique malgré un ancien cancer du sein et du diabète, ce qu’on appelle des «facteurs de comorbidité.» Ce type de patiente n’a plus droit au respirateur artificiel, réservé aux plus jeunes. Et pour elle ? «Elle n’en aurait pas. Et cela m’arracherait le cœur.» Et puis, à quoi bon lui infliger trois semaines de réanimation, nue, attachée, le corps percé de tubes, la fonte des muscles… «On l’oublie mais la réa est une véritable séance de torture.» Pour les survivants, il faut dix jours de rééducation intensive pour chaque jour passé en réanimation. Réapprendre à marcher, se laver, manger. Il faut être fort pour survivre, et revivre. Parfois, le Dr Hassan imagine sa mère couchée devant lui, sous les regards de son père et des petits-enfants. «Décider moi-même que ma mère s’en aille… un cauchemar.»
Jour 8. Sur son scanner, le vrai visage du Covid
Il rayonne. Au sens propre comme au figuré, de photons, de rayons X et d’idées. L’univers du professeur Lucas (1) est un combat permanent de l’ombre contre la lumière, de l’opacité transparente des radios, des scanners et de l’imagerie médicale. Que vient faire le scanner dans une guerre biologique contre le virus ? Sur toutes les antennes, les spécialistes martèlent le besoin du test PCR, acronyme barbare de Polymerase Chain Reaction. En pratique, un écouvillon au fond du nez, un réactif, quelques heures de labo et le résultat tombe. Il en faudrait des millions.
Testons ! Soit. Sauf que… le système embouteillé, manque de labos, de tests et de réactifs. Entre la prise d’échantillon et la communication du résultat, il peut se passer plusieurs jours pendant lesquels le contaminé est contagieux. Et le test ne dit pas le degré de gravité et depuis quand le malade est infecté. Plus inquiétante, la méthode, imparfaite, compte 40 % de «faux négatifs». Celui qui a reçu son résultat «négatif» (par erreur) peut donc, rassuré, filer embrasser sa vieille mère…
Ici, dans le service du professeur Lucas, devenu une «usine à Covid», les soignants pratiquent chaque jour une bonne soixantaine d’examens au scanner. Leur cible n’est pas un résultat d’éprouvette, mais une image caractéristique dite «en verre dépoli». Celle des tissus à l’opacité augmentée, «coagulés» par inflammation des alvéoles, d’où la détresse respiratoire aiguë et l’asphyxie mortelle. L’image scanner donne un résultat immédiat, Covid positif ou négatif, elle dit l’état du poumon, l’extension du mal et la date de début de l’infection. A plus de huit jours, l’alerte est maximum quand les vaisseaux sanguins ne sont même plus visibles. Résultat immédiat, antécédents, datation, sévérité… la méthode sonne comme un petit miracle. «Ce n’est pas un dépistage, mais un tri», avertit le professeur. Parmi ceux qui respirent mal, le «Covid +» part à l’hôpital, le «Covid -» rentre chez lui. Confiné. Pas question d’en faire un outil de radiologie libérale, pour ne pas agglutiner des patients en salle d’attente. Reste que les scanners d’hôpital et des grosses cliniques privées tournent déjà à plein régime. Dans l’ombre évidemment. Il était temps. Le professeur n’en pouvait plus de cette «drôle de guerre» qui a précédé l’invasion. Dans leurs tranchées, les radiologues étaient prêts mais impuissants, leurs armes à la main, sans voir l’ennemi, en sachant qu’il allait venir. La «courbe de Strasbourg», celle des contagions sur le front de l’est, le disait clairement, avec son long plateau trompeur avant l’escalade à la verticale. Et puis, le 19 mars, tout a explosé. D’ailleurs, depuis, tout a changé, notamment le regard des autres. Voilà cinq ans que le service demandait des travaux urgents, toujours «en cours». Jusqu’à la semaine dernière où un député a appelé le professeur avec une seule question : «De quoi avez-vous besoin… ? Je m’en occupe. Tout de suite.»
Jour 7. Face à la pénurie de matériel et de moyens, un homme en colère
Pierre est en colère. Pas une saute d’humeur, non, une colère profonde, solide, ancienne. Médecin urgentiste, tête et carrure d’explorateur polaire, 59 ans dont trente-cinq dans ce même hôpital où il a débuté comme interne. Il a tout vu, ici, ou ailleurs en mission au Tchad quand il a ouvert la porte aux squelettes ambulants des prisons d’Hissène Habré. Un combattant, en première ligne du Samu, syndicaliste chevronné, politique rugueux - «le gouvernement a toujours un train de retard» - qui n’assène pas une thèse, mais des faits.
Les tests ? Matignon en promet 50 000 par jour fin avril, l’Allemagne en fait déjà 500 000 par semaine ! Il faudrait stopper net les activités non essentielles, mais Safran continue à fournir Airbus et Amazon livrait récemment des DVD à domicile.
Tout manque. D’abord, les lits en réa : «Ce matin, il en restait 20 en Ile-de-France. Il en faut 150 par jour !» Air Liquide fabriquait des bouteilles d’oxygène en Auvergne. L’entreprise a été rachetée par des Britanniques qui l’ont délocalisée en Pologne. Les masques ? Une société en produisait en Bretagne. Plus assez de commandes. Fermée en 2018. Le gouvernement en promet aux Ehpad : un par personne âgée, deux par soignant, total : 2 millions par jour… «et on nous parle de quelques centaines de milliers !»
L’heure est à la débrouille : «Ma femme est allée en voiture dans un labo du XIVe arrondissement pour en récupérer une petite centaine.» Il a fallu en extrême urgence rééquiper un hôpital avec des respirateurs artificiels qu’on venait de démonter par économie. A quoi bon les transferts en TGV, hélico, avions - spectaculaires certes mais trop gourmands en temps pour les équipes soignantes. Il faudrait, selon lui, réquisitionner d’urgence hommes et matériel, BTP compris. «Le gouvernement promet mais sur le terrain, on patauge dans la réalité d’un "système dégradé"» quand il faut dire non à une soignante d’Ehpad et lui conseiller d’augmenter… l’oxygène et la morphine. Colère contre les politiques et leur guerre de cour d’école, c’est pas moi, c’est l’autre ! «Quand ils ont décidé de réduire le stock de masques sous Hollande, le ministre de l’Economie s’appelait Macron». Et en 2008, c’est bien Roselyne Bachelot qui a vendu aux soignants la nécessité d’une gestion à flux tendu. Politique du tout ambulatoire, 100 000 lits effacés en vingt ans, zéro stock, aucune marge de manœuvre : «L’hôpita l n’est pas un hôtel où on ne pense qu’à rentabiliser toutes les chambres !» Résultat : à la moindre crise, grippe ou canicule, le système prend l’eau. La tourmente aujourd’hui ? «Une catastrophe annoncée». Soudain, l’homme de pierre vacille. Un ami proche, chef de service à Dourdan, est entré en réanimation, victime du du Covid-19. Quelques jours plus tôt, il avait envoyé un mail : «On n’a pas de matériel de protection. Ils nous laissent crever.»
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